360-415 Philosophe, mathématicienne grecque d’Alexandrie, violemment tuée par les chrétiens.

360-415

«La grammaire des choses»

Hypatie

Hypatie, qu’avez-vous à nous dire ?

Comme si la parole m’avait tant coûté et comme si je m’interdisais aujourd’hui le droit de la prendre. La parole est celle qui me nourrissait et nourrissait ceux qui m’entouraient, c’est elle qui m’a coûtée la vie, aussi aujourd’hui me voilà hésitante à vous parler.

Parlez-moi d’Alexandrie…

Port ouvert sur la mer et les échanges. Lieu, plateforme interculturelle de libre-échange entre l’Orient et l’Occident. Comme si là était l’agora des terres anciennes et nouvelles. On y venait pour se nourrir et échanger, davantage qu’à Athènes, car c’était moins dictatorial, moins dans le droit fil du platonisme1. Ouvert. Voilà pourquoi j’ai parlé librement.

Avez-vous connu la grande bibliothèque ?

Non, ce qu’il en restait. Des décombres bien vivants cela dit, que les paroles perpétuaient. Elle n’était alors plus un lieu de consignation.

Voulez-vous dire qu’elle avait brûlé ?

Saccagée et pillée2. Des livres, beaucoup de livres sont partis. Aussi j’ai beaucoup parlé pour tenter d’enseigner par la tradition orale ce qui ne pouvait plus être lu. Avec mon père nous avions encore accès à certains ouvrages et notre but était de les divulguer, de les vulgariser, pour que d’autres puissent s’en nourrir.

Qu’avez-vous enseigné ?

La philosophie mathématique.

C’est-à-dire ?

La constitution du vivant, au-delà des préceptes, des formules.

Quel est le rôle des mathématiques dans le vivant ?

L’abstraction sacrée de la main de Dieu. Les mathématiques ont été pour moi comme une religion de l’âme. Comprendre dans l’impalpable, l’ossature de la main du Créateur.

Quel message pour les mathématiques d’aujourd’hui ?

La formule n’est qu’une formulation, aussi le vivant de l’abstraction, qui derrière elle se cache, doit être explicité. En fait, les mathématiques ont rejoint la physique, puis l’astrophysique, comme si les formules changeaient de sphère de perception pour aller vers plus grand, et que le cercle et le carré rejoignent l’infini des sphères3.

Parlez-moi de votre père…

J’étais son prolongement, plus apte cependant à faire passer les messages du vivant.

Étiez-vous perçue comme une sorcière ?

J’ai été traitée de la sorte, car j’incarnais une mise en abîme des hautes sphères de compréhension à une époque où  l’on ne voulait plus comprendre. Ce que des siècles avaient mis dans l’étude de la compréhension, les nouveaux dogmes voulaient le taire, l’interdire. Il n’était donc plus souhaitable de faciliter la compréhension du vivant. La formulation devait changer d’énergie. Je ne pensais pas qu’on en arriverait là. Ce fut radical, violent. On dit que mes paroles et celles de ceux qui enseignaient à mes côtés, car nous étions nombreux dans ce sillage, auraient pu mettre à mal l’installation des préceptes naissants, d’une nouvelle autorité, celle, future, de l’église qui connaîtra des siècles de gloire, de domination.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Les hommes ont de nouveau besoin de comprendre, de connaître, et la curiosité naissante pour expliquer la Vie, le monde et la Création est ce qui peut sauver l’humanité toute entière.

Que pensez-vous du rôle des femmes ?

Elles portent la vie. Elles doivent porter la parole. La parole des femmes est bien différente, une sorte de droit, d’obligation à la transparence, à la vérité et au besoin de transmettre, d’éduquer. Les femmes sont autant enseignantes que mère des arts et de la philosophie, comme si une certaine évidence de la nature les habite, et c’est par elles que peuvent se transmettre les savoirs et la connaissance à venir. Je pense que les femmes sont les génitrices des compréhensions futures des lois du vivant.

Et la tolérance ?

C’est bien là une vertu tout à fait féminine. La tolérance est une qualité indispensable dans le monde qui grouille et s’accélère, plus que jamais. La tolérance suggère l’ouverture à l’autre, aux idées, à plus grand que soi. Elle est la clé d’une nouvelle intelligence et entrave la serrure de l’intolérance, celle qui m’a fait fermer la bouche, a mis fin au principe de ma réalité.

Ptolémée4 ?

J’ai agrandi la source de sa compréhension5. Il s’est arrêté à quelques lignes, j’ai voulu agrandir le ciel de cette vision.

On vous prête des inventions… l’astrolabe, l’hydromètre ?

Je n’étais pas une pragmatique, mais une grammatique. Pour moi, c’est la grammaire des choses qui était importante, pour connaître la structure des formes et l’agencement des fonctionnements de la Création. Je n’étais pas dans la conception, mais dans la simplification d’un système de compréhension.

Quels sont vos souhaits ?

J’aimerais une nouvelle agora, une plateforme d’échanges, donner la parole aux citoyens, que le débat devienne public et non réservé à ceux qui croient savoir ou détenir la connaissance. Aujourd’hui la connaissance vous est offerte, Internet est une magnifique bibliothèque où, seules l’intention et la curiosité peuvent conduire à de meilleures connaissances et modes de compréhension. Cette plateforme existe et vous n’imaginez pas votre chance. Cependant, il me semble que les hommes devraient apprendre à débattre, à échanger, afin de nourrir et construire leur individualité, raisonnement, discernement, et ensemble travailler à la meilleure cohérence de la vie sur Terre. De nombreuses femmes ont les moyens, en ce sens, de devenir fédératrices, génératrices de réflexions et d’échanges. J’œuvre pour cela.

Pas de rancœur concernant vos bourreaux ?

Non, vu de loin, la violence de ma mort est dans la veine de ce qu’a été mon rôle, je suis morte avec vitalité, celle avec laquelle j’ai vécu mon devoir d’enseignante. À mon époque, la Grèce avait déjà de nombreux siècles de présence en Égypte. Les traces de l’Égypte ancienne, et de ses valeurs, s’étaient estompées dans ses rites et ses croyances, nous avancions déjà vers le monde du nouveau millénaire. La Grèce a radicalisé les anciennes coutumes.

D’où viendront, demain, les nouveaux modes de pensées ?

Je n’imagine pas d’un pays, ni d’un courant de pensée en particulier, mais crois plutôt en des plaques tournantes sur différents continents. Un réseau beaucoup plus vaste qu’une école. Autrefois, nous parlions d’Écoles, aujourd’hui il s’agit de hubs sans frontières, d’où s’articulent les différentes voix individuelles. Un réseau qui peut sauver le monde, comme des rouages pour remettre la Terre dans son axe. Il y aura encore des fanatiques, comme il y en eut à mon époque. Détruire la liberté de penser… j’espère que celle-ci aura raison de ceux-ci. Je pourrai alors comprendre que le sacrifice que j’ai subi avait un sens : celui de l’histoire. Mon histoire, cicatriser les plaies de l’inhumain et faire évoluer l’inacceptable. L’homme au fond de lui n’est ni ennemi de lui même, ni porteur du mal que l’on veut bien lui faire croire. Il prend ce visage malgré lui. Cet homme-là est l’acteur, le pantin d’une farce. L’agora n’est pas une scène, tout comme la vie n’est pas un théâtre, mais le lieu où le vivant se manifeste pour incarner et développer la beauté du monde. La parole est vivante. Ceci explique pourquoi j’ai en premier lieu hésité à la prendre, alors que tu me la donnais et que, vivante, on me l’avait retirée

  1. Platonisme.
  2. Disparition des trésors de la bibliothèque d’Alexandrie.
  3. Lire Léonard de Vinci.
  4. Ptolémée, astronome, mathématicien, actif à Alexandrie au IIe siècle ap. J-C.
  5. Hypatie aurait participé à l’édition des Canons astronomiques de Ptolémée.

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